La paresse dans le monde du vivant ne semble pas être un mal, un vice ou un péché, mais au contraire, un choix évolutif. Ce fait est confirmé par un être vivant en particulier qui est, jusqu’à preuve du contraire, probablement l’un des êtres les plus zen sur Terre grâce à ses caractéristiques morphologiques, si je puis me permettre d’utiliser l’expression, « vraiment cool ».

Avant de continuer, il faut impérativement prévenir les lecteurs qui tiendraient à se plaindre d’une quelconque forme d’injustice inter-espèces. En effet, ce n’est pas l’intégralité de la biosphère qui est dotée de super pouvoirs permettant un mode de vie de « flemmard ».  Une erreur scientifique absurde à faire serait de soutenir qu’il n’est pas juste que certaines espèces aient intégré une forme de paresse leur conférant un avantage dans leur mode de vie alors que d’autres se « cassent l’échine » ne serait-ce que pour se déplacer de quelques pas. 

Afin de confirmer l’idée constituant la prémisse de ce texte, des exemples réels et concrets seront analysés, soutenus par des explications théoriques scientifiques véritablement sérieuses de cette neutralité exemplaire visée par la science avec une prise de position réduite au minimum. Le cas du mode de vie des nudibranches, flemmards-fin-finauds par excellence, sera analysé en détails. 

L’Évolution est une force, un mécanisme permettant de créer toute la diversité du vivant. ll est possible de voir encore aujourd’hui tous ces résultats qui ne sont pas disparus. Les règles du jeu de la sélection naturelle caractérisant l’évolution évoluent elles aussi. Il faut juste être adapté à son temps, et naître à la mauvaise époque – un mauvais timing – peut causer la mort. Un game-over dans un monde où il faut avoir des capacités s’avérant utiles pour survivre (sélection naturelle) ou qui n’empêchent pas la survie d’un individu qui a eu beaucoup de descendants à qui il a transmis ses dons (dérive). La sélection naturelle n’est pas bonne ou mauvaise, elle est impitoyable et neutre sur des critères choisis aléatoirement qui fonctionnent avec une sorte de « ça passe ou ça casse ». En sélection, un individu, le héros, pourra peut-être être sélectionné pour permettre à sa population de s’adapter face à un nouveau défi environnemental afin de faire évoluer l’espèce. Et pour gagner à ce jeu, il ne suffit pas de survivre pour un niveau, une génération seulement : il faut perdurer aux niveaux suivants qui sont aléatoirement « faciles ou difficiles » en fonction des conditions de l’environnement. Les survivants ne sont alors pas « plus évolués », ni « plus forts » avec un niveau d’expérience plus élevé, mais seulement « évolués ». Nouvelle partie.

Ce n’est pas une technique de perfectionnement qui améliore la vie de tous, sans quoi elle serait déjà en vente un peu partout dans les magasins. L’évolution est un mélange absurde d’« essais-erreurs » ayant créé plein de créatures fantastiques dans le temps. Dr. Ian Malcolm le résumait d’ailleurs par ces mots révélateurs : « Life, uh… Finds a way. » La plupart des êtres vivants que l’on connaît aujourd’hui partagent la planète avec le point en commun d’avoir eu de la chance. 

Toutefois, quoique cette caractéristique soit commune à tous, elle n’est pas répartie aussi équitablement qu’on le croirait. Avec toutes les caractéristiques qui suivront, on pourrait croire que les nudibranches font pencher la balance de la bonne fortune de leur côté. 

Les limaces de mer, alias nudibranches pour leurs belles branchies nues exposées à l’eau libre, sont des êtres dotés d’avantages évolutifs qui créent des jaloux dans le monde du vivant. Ils vivent paresseusement, et paressent pour vivre.

La limace de mer (Elysia chlorotica), par exemple, porte dans son nom un indice de son pouvoir. Si ses amis l’appellent pour rigoler « Green Lantern », ce n’est pas pour rien. Cet animal véritablement vert est le seul connu à utiliser la photosynthèse pour produire son énergie vitale. Mais « utiliser » est ici un euphémisme. C’est un talent très honorable qui cache une vérité qui est plus maligne. En réalité, ce mollusque vivant dans les eaux de la côte est des États-Unis et du Canada est un kleptomane. En fait, la photosynthèse se déroule dans les chloroplastes de l’algue Vaucheria litorea, la principale source de nourriture de la limace de mer. La limace accumule les chloroplastes dans son tube digestif et les utilise pour la photosynthèse. Ces chloroplastes continuent à fonctionner sans savoir que leur hôte a été interchangée. Cependant, les chloroplastes sont incapables de pratiquer seuls la photosynthèse : elles doivent être intégrées dans un système qui est prévu pour cela, sans quoi, n’importe quelle personne qui mangerait ne serait-ce qu’une fois de la salade serait verte. Ce qui n’est heureusement (ou malheureusement… nous ne sommes pas là pour juger les goûts) pas le cas. Aussi, ce n’est pas une couleur passagère comme le rose des flamants roses qui perdent leur teinte flamboyante dès qu’ils changent de diète. Pour percer ce mystère, les scientifiques ont étudié les gènes de la limace et ont découvert qu’au fil de l’évolution, des gènes nécessaires à la photosynthèse ont été transférés de l’algue vers le noyau des cellules de la limace. Vol complet. Ces gènes permettent à la limace de synthétiser la chlorophylle et donc de réaliser la photosynthèse. Cela veut dire que la limace peut manger une seule fois dans sa vie pour emmagasiner les chloroplastes de l’algue et par la suite se nourrir uniquement par photosynthèse ¹ ²!

Elysia chlorotica, véritablement brillant. Source: Encyclopædia Britannica.

Et dire qu’il suffit pour certains de se dorer au soleil tout en flottant sous l’eau pour vivre…

D’autres filous de cette classe de gastéropodes préfèrent subtiliser les nématocystes des polypes. Pour les curieux, les cnidaires sont un embranchement d’invertébrés, animaux sans squelettes, regroupant les coraux, les méduses et les anémones de mer. Le polype est la forme sessile que peuvent prendre les cnidaires, autre que celle plus connue de méduse ressemble à un polype renversé qui est libre de flotter où bon lui semble. Les cnidaires ont comme point commun une arme précieuse, un « mini-lasso » collant pouvant relâcher un venin paralysant, nommée nématocyste chez les formes sessiles et cnidocystes chez les formes qui nagent ³. Bref, les nématocystes sont des harpons piquants que les limaces des eaux salées piquent aux polypes pour piquer leurs prédateurs. Mais ces astucieuses créatures que sont les limaces de mer ont de l’expérience : afin de ne pas se faire paralyser elles-mêmes par l’arme fatale, elles choisissent d’ingérer les nématocystes encore immatures ⁴. Ces « presque-nématocystes » sont ensuite transportés le long de leur tube digestif jusqu’à leurs prolongements dorsaux (appelés « cérates » ou encore « papilles dorsales ») qui ressemblent à une crinière d’enfer alors que c’est en réalité encore une section de leur tube digestif ⁵. Arrivés là, les nématocystes juvéniles sont entreposés dans des compartiments prévus à cet effet, des « cnidosacs », jusqu’à leur maturité et sont expulsés sur les prédateurs potentiels pour leur infliger d’atroces souffrances quand la limace craint pour sa vie ⁶.

Flabellina subtilisant calmement les nématocystes d’un polype. Ce qui semble être des épines dorsales sont des prolongements du système digestif du mollusque.

Mais où s’arrête ce faussaire qui va à l’encontre du système? Ce gangster n’a-t-il pas eu une douce enfance qui puisse le rappeler à l’ordre?

En réalité, les limaces de mer sont des mollusques qui ont ont évolué de leur ancêtre  probable nommé Kimberella7. Les gastéropodes se sont différenciés de Kimberella il y a de cela assez longtemps pour constituer un groupe à part regroupant les pulmonés (les escargots et limaces terrestres), les prosobranches (les escargots aquatiques) et les opisthobranches (ceux dont il est question dans l’entièreté de cet article). Ces trois-là ont une forme identique durant leur enfance : une larve véligère possédant une coquille. C’est durant cette période que la larve procède à une torsion : un mouvement complexe de la coquille qui permettrait aux gastéropodes de gagner sans doute n’importe quelle partie de Twister. Toutefois, arrivés à l’étape de torsion, les opisthobranches décident de laisser tomber le jeu, de procéder à une détorsion complète et de se débarrasser sans remords de la coquille pour accéder à leur mode de vie plus… mouvementé 8.

Arrivées à leur vie adulte, la majorité des limaces de mer ont comme point commun de se déplacer calmement quand elles sont sur un substrat (zone benthique) et d’être de véritables « boules disco  » vivantes. Portant un manteau coloré sans ménagement (littéralement une partie du corps, un repli saillant et périphérie du tégument dorsal protégeant les entrailles des mollusques), elles se pavanent dans leurs plus beaux habits de bal chaque jour 9. Cette stratégie est une forme d’avertissement de couleurs permettant de signaler aux autres qu’ils sont fashion, oui, mais redoutables. Des couleurs vives sont synonyme de poison ou de venin selon les dures lois de la jungle. C’est un message de danger qui est notamment signalé par les fameuses lignes noires et jaunes 10 d’espèces plus connues comme les abeilles, les guêpes, les bourdons, et les Frères Dalton des aventures de Lucky Luke.

Exposés dans un environnement à eau libre (zone pélagique), les nudibranches font tout sauf garder un profil bas. 

Les danseuses espagnoles Hexabranchus sanguineus, par exemple, utilisent littéralement leur manteau d’un rouge vif 11 ressemblant aux froufrous d’une jupe pour se déplacer en nageant par des mouvements amples et gracieux. Ironiquement, certains de ces animaux pouvant atteindre la taille d’une tasse de thé ne peuvent malheureusement pas admirer leur propre beauté colorée dû à des yeux qui ne peuvent percevoir que la présence ou l’absence de lumière 12 13, question de ne pas se compliquer la vie plus que nécessaire .

La danseuse espagnole des fonds marins, Hexabranchus sanguineus. Crédit photo: ©Alan Delmas.

D’autres raccourcis aident ces élus à vivre une vie plus simple. Les limaces de mer possèdent une radula, des dents pointues sur leur langue, qui leur permettent de râper n’importe quelle surface pour se nourrir sans avoir à mastiquer avec des dents 9. Elles ont des dents qui se renouvellent continuellement ce qui veut dire qu’elles n’ont jamais le besoin de passer chez le dentiste. D’autres encore, telle l’espèce Melibe leonina, n’ont plus besoin de couleurs dû à leur transparence et n’ont même plus besoin d’une bouche, puisqu’ils  ont échangé leur tête entière contre une forme de capuche leur permettant d’englober leur proie pour se nourrir. Cet animal avec une tête ressemblant à celle d’une plante carnivore de type Dionaea muscipula, connue sous le nom de dionée attrape-mouche, ne mange pour sa part pas de mouches. Il se nourrit plutôt de plancton, s’attachant au substrat pour assurer son rôle de prédateur en attrapant sa nourriture au passage 14. Une forme pratique de livraison de nourriture à domicile.

Ces bandits des océans s’attaquent à une énorme variété d’autres bêtes incluant des prédateurs habituellement craints de tous et même plus gros qu’eux. 

Glaucus marginatus, comparé à un lézard pour sa forme générale ou à une grenouille pour sa tête, est un prédateur avec un bleu éclatant grâce à son vol des cnidocystes de Physalia physalis, une des méduses les plus dangereuses existant sur Terre qui est tout aussi bleue15.

Il existe au moins 300 espèces de nudibranches… et encore plus de possibilités d’innovations. Toutes ces preuves de « choix » évolutifs remarquables des nudibranches ne sont que quelques exemples parmi d’autres nombreuses adaptations repoussant les limites des rêves les plus fous. Tout un Bioshow!

L’Évolution ferme peut-être les yeux sur le favoritisme, mais l’ARN messager est là pour mettre à jour la vérité pour ses lectrices et lecteurs informés, sur lesquels on compte pour partager toutes ces nouvelles fantastiques.

Felimare picta, communément appelé Doris géant et qui affectionne particulièrement les épaves de bateaux.

Sources:

  1. Cyr M-D., Forget D & Verreault J-S. (2008). Observatoire. L’environnement. Saint-Laurent, Québec: ERPI.
  2. Rumpho M. E., Worful J. M., Lee J., Kannan K., Tyler M. S., Bhattacharya D., Moustafa A. & Manhart J. R. (2008). Horizontal gene transfer of the algal nuclear gene psbO to the photosynthetic sea slug Elysia chlorotica. Proceedings of the National Academy of Sciences, 105(46), 17867‑17871.
  3. Godknecht, A.et Tardent, P. (1988). Discharge and mode of action of the tentacular nematocysts of Anemonia sulcata (Anthozoa: Cnidaria), Marine Biology, 100(1),‎ 83-92. https://doi.org/10.1007/BF00392958
  4. Greenwood, P. G. (2009). Acquisition and use of nematocysts by cnidarian predators. Toxicon: Official Journal of the International Society on Toxinology, 54(8), 1065‑1070. https://doi.org/10.1016/j.toxicon.2009.02.029
  5. Martin, R. (2003). Management of nematocysts in the alimentary tract and in cnidosacs of the aeolid nudibranch gastropod Cratena peregrina. Marine Biology, 143(3), 533‑541. https://doi.org/10.1007/s00227-003-1078-8
  6. Goodheart, J. A. et Bely, A. E. (2017). Sequestration of nematocysts by divergent cnidarian predators : Mechanism, function, and evolution. Invertebrate Biology, 136(1), 75‑91. https://doi.org/10.1111/ivb.12154
  7. Fedonkin, M. A. et Waggoner, B. M. (1997). The Late Precambrian fossil Kimberella is a mollusc-like bilaterian organism. Nature, 388(6645), 868‑871. https://doi.org/10.1038/42242
  8. Augustyn, A., Bauer, P., Duignan, B., Eldridge, A., Gregersen, E., McKenna, A., Petruzzello, M., Rafferty, J. P., Ray, M., Rogers, K., Tikkanen, A., Wallenfeldt, J., Zeidan, A. et Zelazko, A. (2018). Opisthobranchia, sea slug. Encyclopaedia Britannica.
  9. Reece, J. B., Urry, L. A., Cain, M. L., Campbell, N., Minorsky, P. V., Jackson, R. B. et Wasserman, S. A. (2012). Campbell Biologie (4e édition). Montréal, Canada: Pearson ERPI. p. 789-790.
  10. McAuslane, H. J. (2004). Encyclopedia of Entomology. Kluwer Academic Publishers. p. 159‑161. https://doi.org/10.1007/0-306-48380-7_271
  11. Guo, Y., Gavagnin, M., Mollo, E., Trivellone, E., Cimino, G. et Fakhr, I. (1998). Structure of the pigment of the Red Sea nudibranch Hexabranchus sanguineus. Tetrahedron Letters, 39(17), 2635‑2638. https://doi.org/10.1016/S0040-4039(98)00225-1
  12. https://www.nationalgeographic.com/animals/invertebrates/group/nudibranchs/
  13. Barth, J. (1964). Intracellular recording from photoreceptor neurons in the eyes of a nudibranch mollusc (Hermissendacrassicornis). Comparative Biochemistry and Physiology, 11(3), 311‑315. https://doi.org/10.1016/0010-406X(64)90112-4
  14. Brietzke, C., Fretwell, K. et Starzomski, B. (2016). Hooded nudibranch, lion nudibranch, lion’s mane nudibranch – Melibe leonina. Biodiversity of the Central Coast. https://www.centralcoastbiodiversity.org/hooded-nudibranch-bull-melibe-leonina.html
  15. Munro, C., Vue, Z., Behringer, R. R. et Dunn, C. W. (2019). Morphology and development of the Portuguese man of war, Physalia physalis. Scientific Reports, 9(1), 15522. https://doi.org/10.1038/s41598-019-51842-1

5 COMMENTS

  1. Bravo! J’ai adoré l’article.
    Le mode de vie de ces limaces était si clairement et sympathiquement expliqué, que même une non-biologiste s’est passionnée à lire tout et a pris du plaisir à s’instruire sur les modalités de… paresser pour s’adapter au milieu.

    • Merci beaucoup!! 🙂 Me voilà encouragée à continuer sur cette piste: je partagerai toutes les habitudes amusantes que je trouverai sur ces cousins plus ou moins lointains du monde du vivant!

  2. Félicitations Téodora sur un article extrèmement intéressant avec des observations très originales!

LEAVE A REPLY

Please enter your comment!
Please enter your name here

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.