Contexte

Depuis deux ans, je mène des recherches en chirurgie orthopédique à l’Hôpital Shriners pour enfants – Canada sous la supervision d’un chirurgien orthopédique. L’équipe de recherche est principalement composée d’étudiants universitaires, ainsi que de membres du personnel hospitalier, tels des ergothérapeutes, des physiothérapeutes, des médecins et des infirmières ainsi que des statisticiens. Tout au long de l’année universitaire, l’équipe travaille sur plusieurs projets à la fois, avec pour objectif de pousser encore plus loin les recherches et connaissances en orthopédie pédiatrique. Nous réalisons des études prospectives et rétrospectives, visant le peaufinage des opérations chirurgicales ainsi que l’amélioration des programmes de prévention et de réhabilitation.

Présentement, nous travaillons sur un projet qui vise à évaluer les tendances en ce qui concerne l’administration des opioïdes chez des patients pédiatriques ayant subi une chirurgie du genou (au niveau du ménisque ou du ligament croisé antérieur), dans l’espoir d’obtenir des données empiriques qui justifieraient la diminution considérable de ces drogues lors de futures opérations.  Non seulement ce sujet est fascinant d’un point de vue scientifique (c’est-à-dire pour l’étude des mécanismes cellulaires de la suppression de la douleur et de la toxicomanie), mais c’est également une excellente occasion de se renseigner sur une épidémie dévastatrice qui prend la vie de milliers de Canadiens chaque année: la crise des opioïdes.

La crise des opioïdes affecte à ce jour des millions de patients à travers l’Amérique du Nord. Un pourcentage alarmant d’utilisateurs chroniques des opioïdes sont malheureusement devenus dépendants suite à des prescriptions légales par un professionnel de la santé. En effet, on note une augmentation marquée des prescriptions d’opioïdes depuis les 30 dernières années, passant de 76 millions en 1990 à plus 250 millions en 2015.

Les opioïdes sont une classe de médicaments analgésiques principalement utilisés en milieu hospitalier pour traiter la douleur post-opératoire et chronique. Leur efficacité à gérer et même réprimer la douleur est remarquable, or ils sont extrêmement addictifs et comportent une liste impressionnante d’effets secondaires à court terme : nausées, vomissements, constipation, déficit sexuel chez les hommes, sensation d’euphorie, maux de tête et étourdissements.  Cependant, ce sont les effets à long terme qui sont plus inquiétants : tolérance accrue qui conduit à la dépendance et à l’abus, lésions hépatiques, infertilité chez les femmes et symptômes de sevrage potentiellement mortels.

L’agence de la santé publique du Canada (PHAC) et les Centres pour le Contrôle et la Prévention des maladies des États-Unis (CDC) estiment qu’il y a un abus des opioïdes à l’échelle du continent, menant à une crise de santé publique qui dévaste nos familles et communautés. Pour tenter de contrer cette crise, la communauté scientifique explore de nouvelles méthodes de contrôle et de suppression de la douleur, visant surtout la diminution des effets secondaires et de la dépendance. En voici un exemple : le développement de modèles multimodaux de la douleur, qui, en gros, étudient la transduction par les nerfs périphériques du signal de la douleur depuis le site de la lésion jusqu’aux centres de douleurs dans la moelle épinière et le cerveau.

Présentement, il existe très peu d’études dans la littérature médicale qui visent à l’amélioration de la gestion de la douleur chez les patients pédiatriques et aucune d’entre elles ne définit l’état actuel de l’administration d’opioïdes chez des patients pédiatriques qui ont subi une chirurgie arthroscopique du genou.  Ainsi, l’équipe de recherche de l’hôpital Shriners vise à combler ce manque. Plus précisément, nous réalisons une évaluation quantitative de l’administration d’opioïdes avant, pendant, et immédiatement après une chirurgie arthroscopique du genou chez environ 350 patients. D’un côté qualitatif, nous tentons de déterminer le niveau de douleur moyen chez ces patients via des scores de douleurs (FAS).  Avec ces données, nous espérons mettre au clair l’état actuel de l’utilisation de ces drogues chez cette population cible, dans le but de réduire l’administration des opioïdes.

Survol du mécanisme biocellulaire de la suppression de la douleur

Il existe trois catégories principales d’opioïdes :

  1. Opiacé (isolé de la capsule du pavot) : morphine et codéine
  2. Semi-synthétique (modifiée chimiquement) : hydromorphone et hydrocodone, diacétylmorphine (héroïne)
  3. Synthétique (artificielle) : fentanyl, méthadone, mépéridine

Ces drogues imitent les molécules analgésiques produites naturellement dans notre corps en réponse à la douleur. Celles-ci comprennent les endorphines, les enképhalines et les dynorphines, qui partagent tous un motif d’acides aminés commun: Tyr-Gly-Gly-Phe.

Diversité des opioïdes

Les médicaments opioïdes et ces analgésiques endogènes fonctionnent de manière très similaire, en commençant par leur liaison à un récepteur opioïde, suivi d’une inhibition de la transduction du signal dans les neurones. On observe donc une inhibition de la voie ascendante de la douleur (responsable de la transmission des signaux de douleur des zones périphériques jusqu’au système nerveux central) et l’activation de la voie descendante de la douleur, responsable du blocage de la voie ascendante via le neurotransmetteur inhibiteur GABA, dans le but de diminuer la perception de la douleur.

Les peptides opioïdes voyagent via le système circulatoire. Pour que le médicament ait un effet, il doit atteindre le SNC en traversant la barrière hémato-encéphalique hautement sélective. Naturellement, les petits médicaments hydrophobes auront plus de facilité à pénétrer cette barrière que les gros médicaments hydrophiles. Une fois que le complexe récepteur-ligand s’est formé à la surface du neurone et que la transduction du signal s’est initiée, deux évènements se produisent, inhibant ainsi la communication neuronale :

  1. L’inhibition présynaptique, qui empêche le relâchement du Glutamate (neurotransmetteur) par le neurone pré-synaptique
  2. L’inhibition postsynaptique, qui empêche la dépolarisation du neurone post-synaptique

Examinons de plus près les récepteurs d’opioïde: ces derniers sont classés comme des récepteurs transmembranaires couplés à une protéine G (GPCR). Quand un opioïde se lie à son récepteur, cela provoque un changement de conformation au niveau du récepteur. La sous-unité alpha s’active suite à sa phosphorylation et elle se dissocie des sous-unités beta et gamma.

Lors de l’inhibition présynaptique, les sous-unités beta-gamma relâchées se lient aux canaux voltage-dépendants de calcium et les bloquent. Ainsi, la propagation du potentiel d’action, responsable de la propagation du sentiment de la douleur, est mise à l’arrêt, puisqu’il n’y plus d’influx de calcium et donc pas de relâchement de neurotransmetteurs.

Lors de l’inhibition post-synaptique, les sous-unités beta-gamma relâchées se lient aux canaux potassiques (eux-mêmes liés à un GPCR) GIRK/Kir3 et les ouvrent, causant alors une violente sortie d’ions potassiques intracellulaires vers le milieu extracellulaire. Ainsi, même si la vésicule présynaptique parvient à relâcher un neurotransmetteur (débutant ainsi la dépolarisation du neurone postsynaptique), la perte de charge positive due à la sortie des ions potassiques annulerait tout de même la contribution des ions de sodium entrant, ce qui entraînerait l’arrêt de la propagation du signal.

L’inhibition pré et post synaptique

La dépendance

La dépendance envers les drogues est un phénomène extrêmement compliqué et ne peut être adéquatement exploré si l’on omet ses origines psycho-sociales. Cependant, ces domaines dépassent malheureusement mes connaissances, alors je me contenterai des explications biologiques.

Un bref aperçu de la voie de récompense du cerveau 

 Les neurones dopaminergiques dans l’aire tegmentaire ventrale (ATV) relâchent la dopamine et activent les noyaux accumbens, stimulant le cerveau et causant ainsi l’euphorie.

Voie de récompense du cerveau

Habituellement, ces neurones dopaminergiques sont inhibés par les interneurones GABAergiques qui possèdent les récepteurs d’opioïdes. Lors de la liaison de la drogue à son récepteur, la libération de GABA est inhibée et les neurones dopaminergiques sont libres de relâcher de plus en plus de dopamine. Ainsi, après plusieurs utilisations répétées de la drogue, l’association entre les opioïdes et le plaisir se forme.

La tolérance et le sevrage

Le développement de la tolérance (ou habituation) résulte d’une absence d’inhibition de la production d’AMPc. Puisque les opioïdes diminuent les niveaux d’AMPc, les neurones en surproduisent de manière préventive afin de compenser ce manque. Ainsi, pour qu’une personne puisse ressentir l’effet désiré, elle doit prendre des doses de plus en plus fortes à chaque fois pour lutter contre la réponse physiologique du corps, qui tente de répondre au taux anormalement bas d’AMPc. De plus, plusieurs études ont démontré que la tolérance pourrait également se bâtir grâce à des mécanismes n’impliquant pas l’AMPc, tels que des changements dans la structure du site de liaison, ainsi que l’internalisation et le découplage des récepteurs.Pendant le sevrage, les niveaux d’AMPc neuronaux restent élevés car le mécanisme de compensation n’est plus annulé par l’utilisation des opioïdes. Les neurones deviennent donc hyperactifs, notamment dans le locus ceruleus, contribuant alors à des symptômes de sevrage mentionnés précédemment. Malheureusement, pour la plupart des gens, la seule façon d’éviter ces symptômes est de continuer à se procurer et utiliser ces drogues peu importe les conséquences.

Changement des niveaux d’AMPc (Tolérance et Sevrage). Source: Nester, 2004

Surdose

Une surdose d’opioïdes est mortelle, car elle provoque une dépression respiratoire. La régulation de la respiratoire s’effectue dans le complexe de pré-Bötzinger dans le tronc cérébral. Celui-ci possède des chimiorécepteurs mesurant en permanence les niveaux sanguins d’oxygène et de dioxyde de carbone et des interneurones rythmiques qui envoient des signaux au diaphragme et aux muscles intercostaux pour maintenir la respiration.

La respiration et le complex de pré-Bötzinger

Cependant, les chimiorécepteurs et les interneurones de ce complexe possèdent également des récepteurs d’opioïdes. Alors, en cas de surdose par opioïdes, les composants du complexe de pré-Bötzinger ne répondent plus aux stimuli externes, cessent de fonctionner et l’individu finit par mourir.

Quelques observations tirées jusqu’à présent de l’étude

  • La majorité des patients (92%) n’ont pas demandé de renouvellement de leur prescription.
  • 85% des patients ont expérimenté des niveaux de douleur acceptables avec la prise de médicaments NSAID, deux à trois jours suivant l’opération.
  • Les patients ayant subi des opérations plus invasives nécessitent des doses plus puissantes en post-opératoire et à la sortie.
  • Il faut améliorer la compréhension chez les patients en s’assurant d’expliquer en détail la douleur qu’ils ressentiront.
  • Il faut améliorer la gestion de la douleur post-opératoire en utilisant une analgésie multimodale: Tylenol, NSAID, cathéters régionaux, etc.
  • Il faut développer des scores de douleurs plus détaillés et adaptés à une population pédiatrique.
  • Il faut s’assurer que les médecins reçoivent une formation poussée sur l’utilisation des opioïdes, notamment sur le potentiel de dépendance.

Enfin, nous savons qu’une majorité des dépendances aux opioïdes naît des prescriptions abusives, mais légales, suivant les chirurgies. Afin de réduire considérablement la quantité de ces drogues dans nos communautés, il faut absolument continuer les études, comme celle-ci, visant à comprendre le mécanisme de dépendance. Il est également nécessaire éduquer la communauté des professionnels de la santé et le public général sur les effets dévastateurs de ces substances.

Sources:

  1. Baker D. W. (2017). History of The Joint Commission’s Pain Standards: Lessons for Today’s Prescription Opioid Epidemic. JAMA, 317(11), 1117–1118. https://doi.org/10.1001/jama.2017.0935
  2. CAMH. (2012). Centre de toxicomanie et de santé mentale. Retrieved December 13, 2020, from https://www.camh.ca/-/media/files/guides-and-publications-french/dyk-rx-opioidsfr.pdf
  3. Hawker, G. A., Mian, S., Kendzerska, T., & French, M. (2011). Measures of adult pain: Visual Analog Scale for Pain (VAS Pain), Numeric Rating Scale for Pain (NRS Pain), McGill Pain Questionnaire (MPQ), Short-Form McGill Pain Questionnaire (SF-MPQ), Chronic Pain Grade Scale (CPGS), Short Form-36 Bodily Pain Scale (SF. Arthritis Care & Research, 63(S11). doi:10.1002/acr.20543
  4. Kosten, T. R., & George, T. P. (2002). The neurobiology of opioid dependence: implications for treatment. Science & practice perspectives, 1(1), 13–20. https://doi.org/10.1151/spp021113
  5. Nestler EJ. Historical review: molecular and cellular mechanisms of opiate and cocaine addiction. Trends in Pharmacological Sciences. 2004. (25), 210–218.

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